Une simple lettre allant de A à E, sur un nuancier de couleur du vert au rouge, compréhensible en une fraction de seconde : le score environnemental pourrait être une arme puissante pour changer les comportements, contraindre les marques à l’action et mettre fin à la marée d’écoblanchiment qui inonde le monde de la publicité… À moins qu’il ne devienne au contraire un redoutable argument de « greenwashing » ?
Le score environnemental devrait apparaître sur les emballages de nos produits dans sa version officielle à la fin de l’année 2023, en reprenant une formule popularisée depuis 2016 par le Nutri-score, qui résume en un coup d’œil leur valeur nutritionnelle. Mais pour l’heure, et malgré quelques évolutions, les plans de travail du gouvernement inquiètent ONG écologiques, associations de consommateurs et organisation d’agriculteurs bio, rejointes par plusieurs enseignes de la grande distribution. Ils risquent d’aboutir sur un score intégrant mal les conséquences des pesticides et des engrais chimiques, faisant la part belle à un modèle agricole certes moins carné, mais aussi ultraproductiviste.
- L’Éco-score.
Après presque quinze ans de discussions et deux ans d’expérimentation, les services du ministère de la Transition écologique ont ajourné d’un an la publication des décrets fixant la méthode de calcul. Plusieurs formules du score seront testées sur 550 produits dans les prochains mois, pour espérer « dépassionner le débat » avant l’épreuve de vérité des « arbitrages politiques » courant 2023, selon les mots du Commissariat général au développement durable (CGDD), service du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, contacté par Reporterre. Un premier déploiement facultatif du score pourra alors avoir lieu.
« Des lobbies hyperpuissants »
Les mois qui viennent sont donc cruciaux. Un intense travail d’influence est en cours, comme en a témoigné Allon Zeitoun, directeur de Naturalia, chaîne de magasins bio du groupe Casino, lors d’une conférence organisée à Paris le 5 juillet : « Nous ne sommes pas dans le monde des Bisounours ! Nous faisons face à des lobbies hyper puissants. Le mec qui fait plusieurs milliards sur une pâte à tartiner notée D, il ne se laissera jamais faire. Si on pense que ce n’est pas un fight [combat], c’est qu’on l’a déjà perdu. »
Les services du gouvernement réunissent chaque trimestre des dizaines d’organisations au sein d’un comité des partenaires, pour les informer de l’évolution de leurs travaux et enregistrer leurs réactions. « C’est un travail qui nous est très utile », souligne le CGDD. Mais les partisans de l’agroécologie considèrent que les dés sont pipés. « On est toujours minoritaires et les discussions sont faussées, parce que les décisions sont prises ailleurs », souffle Cécile Claveirole, secrétaire nationale de France Nature Environnement et membre du Conseil économique, social et environnemental.
Le diable se niche dans les détails : pour calculer ce score, le gouvernement et l’Union européenne recommandent la méthode d’analyse du cycle de vie (ACV), mesurant les émissions de carbone d’un produit à chaque étape de sa vie, « de la fourche à la fourchette ». Tout le monde, ou presque, s’accorde néanmoins de longue date à dire que cette méthode est insuffisante, parce qu’elle se focalise sur les émissions de gaz à effet de serre rapporté au kilo de marchandise, sans englober la complexité du vivant. Elle doit donc être complétée.
Depuis plus de deux ans, les acteurs se déchirent donc sur le juste coût qu’il faut attribuer aux différentes composantes des conséquences environnementales, des pesticides aux antibiotiques en passant par les engrais ou les OGM. « Il n’existe pas de dispositif parfait, souligne Mathieu Saujot, coordinateur à Sciences Po du programme Mode de vie en transition, qui observe ces discussions avec un regard extérieur. La difficulté est de trouver un outil assez sensible, mais aussi lisible, faisable avec les données disponibles, et qui permette de différencier les catégories de produits et les produits entre eux au sein d’une même catégorie. »
Un poulet élevé en batterie mieux noté
Deux scores expérimentaux s’opposent frontalement, et avec eux deux visions de l’agriculture : le productivisme et l’agroécologie. D’un côté l’Éco-score, porté par des entreprises du numérique et de la restauration [1], promet une facilité de calcul et une simplicité de compréhension. Il est déjà disponible sur l’application Yuka pour 70 000 produits, grâce à une méthode de calcul reposant sur les seuls ingrédients disponibles sur l’emballage, qui permet aux internautes de renseigner eux-mêmes l’application pour faire noter un produit.
De l’autre, le Planet-score, porté par les acteurs de l’agriculture biologique, des ONG climatiques et une association de consommateurs [2], revendique un plus haut niveau de transparence et une palette plus complète d’indicateurs pris en compte [3].
- Exemple de produit avec un Planet-score. Capture d’écran Planet-score
Le premier point de discorde est l’importance donnée, dans la notation, à la notion de rendement agricole. Avec l’ACV, un poulet élevé en batterie est mieux noté qu’un poulet bio de plein air, parce que ce dernier nécessite plus d’espace et de ressources. Les cultures intensives, pourtant gourmandes en pesticides et en intrants chimiques, ressortent également avec les meilleures notes. « Cela représente un risque très important de greenwashing et d’écrasement des dynamiques de transformation et démarches mieux-disantes », s’alarme Sabine Bonnot, présidente de l’Institut technique de l’agriculture biologique (Itab) et animatrice du Planet-score.
« L’ACV valorise l’agriculture productiviste et descend la bio »
Pour intégrer une partie de ces critiques, l’Éco-score prévoit un bonus-malus pour moduler sa note au regard de cinq nouveaux critères [4]. Mais il valide une philosophie générale défavorable à l’agroécologie : « Effectivement l’ACV valorise l’agriculture productiviste et descend la bio. Malheureusement, il n’y a pas de système parfait, l’agriculture intensive est mauvaise sous plein d’aspects, mais nous ne pouvons pas nourrir tout le monde en bio, car elle a besoin de beaucoup de terres. Même si c’est dur à entendre », dit Julie Chapon, cofondatrice de Yuka, qui considère que le Planet-score fait ressortir « l’enjeu pesticides de manière totalement disproportionnée ».
Cette opposition entre climat et biodiversité montre la limite de l’affichage environnemental, selon Xavier Poux, chercheur associé à l’Iddri [5] et consultant pour le bureau d’étude Asca. « En se focalisant à l’échelle d’un produit, on perd la vision d’ensemble du système alimentaire dont les impacts environnementaux dépendent de sa gestion de l’espace », a dit le chercheur lors de la conférence de soutien au Planet-score, en juillet.
Son équipe de chercheurs a fait tourner un modèle statistique pour mesurer, justement, si l’agroécologie était en mesure de nourrir l’Europe : « La réponse est oui, à condition de produire moins (30 % de baisse de la production végétale et 50 % de baisse de la production animale) et donc de consommer moins. Il serait illusoire de vouloir produire autant et de n’avoir que des produits notés A. C’est un changement de logique économique et de régime alimentaire qu’il faut viser. »
- Un élevage de poules pondeuses dans les Côtes-d’Armor, en 2018. L214 - Éthique & Animaux/CC BY 3.0
Idem pour la viande, qui écope du pire Éco-score quel que soit le mode d’élevage utilisé, alors qu’un élevage extensif permet de fertiliser les sols sans engrais azotés, particulièrement émetteurs de gaz à effet de serre, et préserve les prairies naturelles, berceaux de biodiversité, selon les partisans du Planet-score. Là encore, Xavier Poux invite à élargir la focale pour regarder le système alimentaire dans sa globalité : « Si vous voulez manger uniquement des céréales bio notées A, il faudra pour les fertiliser qu’il y ait de l’élevage quelque part, que quelqu’un mange de la viande ou des yaourts », résume le chercheur.
« Un score qui ne dira rien »
Pour l’heure, le gouvernement travaille sur une formule de calcul proche de l’Éco-score [6]. Il complète les données de l’ACV sur cinq grands axes [7], avec notamment un sous-indicateur « Biodiversité » pondérant la note avec, entre autres, l’utilisation de pesticides, pour surcoter légèrement la bio. Cela permettra par exemple aux œufs bios de plein air d’avoir la même note que les œufs d’élevage en batterie, ce qui reste insuffisant pour les défenseurs du Planet-score. Ni les OGM ni la question du bien-être animal ne seront représentés dans ce score, ce qui constitue une victoire importante des industriels. Et la notation sera la même entre les produits d’une même catégorie. « C’est vrai que l’ACV “moyennise” les produits, confirme Julie Chapon. Mais ce n’est pas en passant d’un œuf A à un œuf B que nous aurons un impact positif. Nous devons changer totalement notre manière de manger. »
Le risque est néanmoins de rendre le score inopérant. « Nous arrivons sur un score qui ne dira rien, s’indigne Sabine Bonnot. Mais le pire est qu’il va bloquer la réelle transparence en se substituant à tous les autres. » Le score, lorsqu’il sera officiellement déployé, aura en effet vocation à remplacer les alternatives comme le Planet-score qui sera alors interdit, comme l’indique à Reporterre le CGDD.
« On se heurte à des forces obscures »
Les industriels, eux, déploient leurs efforts pour limiter les pondérations en se drapant derrière la « scientificité » de la méthode ACV, fustigeant le « bricolage » et la « confusion » des démarches mieux-disantes. Ils poussent pour que l’affichage soit dématérialisé, c’est-à-dire absent des emballages.
Ils sont pressés que des décrets entérinent une formule qui leur est, pour l’heure, favorable, mais freinent au contraire le déploiement du score de manière obligatoire. Le principal syndicat agricole (FNSEA), entre autres gros groupements d’intérêts, demande à ce que l’initiative française soit arrimée au calendrier de l’Union européenne, arguant d’un risque de « distorsion de la concurrence » si la France devait rendre seule l’affichage environnemental obligatoire.
L’Europe est au centre de leur stratégie d’influence. La Foundation Earth, une initiative de note environnementale sans correction de l’ACV, lancée par les géants de l’alimentaire, se montre offensive. Elle vient notamment de débaucher en qualité de responsable scientifique une employée de l’Agence de la transition écologique (Ademe), qui travaillait pour le gouvernement français sur l’affichage environnemental (Flore Nougarede). À son organigramme, figure également depuis le mois de juillet comme directrice non exécutive une ancienne lobbyiste en cheffe de Monsanto, qui fut longtemps directrice générale de FoodDrinkEurope, puissant groupement d’industriels de l’alimentation (Mella Frewen).
- De son côté, la viande écope du pire Éco-score quel que soit le mode d’élevage utilisé. Pxhere/CC/René A. Da Rin
Planet-score fourbit aussi ses armes. Espérant rallier les consommateurs à sa cause, il commence ces jours-ci à se déployer. 170 entreprises appuient la démarche, les boutiques en ligne de Greenweez, Monoprix, Franprix, Naturalia, Biocoop, notamment, doivent les faire figurer sur les marques de distributeur et les œufs Fermiers de Loué l’ont déjà ajouté à leurs boîtes. « Il y a une prise de conscience. Certaines entreprises viennent spontanément nous voir, elles sont en train de réaliser qu’il faut bouger », rapporte Sabine Bonnot. Pour ces marques, le score peut être un puissant levier permettant de se distinguer de la concurrence et d’approfondir une stratégie de gamme : à condition d’être crédible, un score environnemental constituerait un argument efficace pour convaincre une clientèle prête à payer plus cher pour des produits vertueux (et qui en a les moyens).
« Comme on se heurte à des forces obscures, on a décidé de faire nous aussi de l’influence, complète Sébastien Loctin, fondateur du collectif En vérité, un “contre-lobby” regroupant une soixantaine de marques, notamment biologiques. Avec l’aide d’un cabinet d’affaires publiques, nous allons rencontrer les députés et les conseillers ministériels, exposer nos arguments, et préparer un texte de loi qu’on espère pouvoir proposer aux parlementaires à l’horizon de dix mois. »
D’après nos informations, cette contre-offensive du Planet-score inquiète les groupements d’industriels, qui tentent actuellement d’élaborer une réponse médiatique et scientifique.
Le conflit autour de la méthode ACV pourrait avoir des implications plus larges que l’affichage environnemental. La Commission européenne prévoit en effet d’en faire le pilier de sa stratégie de lutte contre l’écoblanchiment. Les entreprises seraient ainsi obligées de prouver leurs allégations environnementales sur la base des ACV. Le Parlement européen doit être prochainement saisi de cette question.
La bataille des lobbies pour torpiller le « score environnemental » des aliments - Reporterre
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